STÉPHANE MALLARMÉ
PLAINTE D’AUTOMNE FRISSON D’HIVER
I.
Depuis que Maria m’a quitté
pour aller dans une autre étoile — laquelle, Orion, Altaïr, et toi, verte
Vénus ? — j’ai toujours chéri la solitude. Que de longues journées j’ai
passées seul avec mon chat. Par seul, j’entends sans un être matériel
et mon chat est un compagnon mystique, un esprit. Je puis donc dire que j’ai
passé de longues journées seul avec mon chat, et, seul, avec un des derniers
auteurs de la décadence latine ; car depuis que la blanche créature n’est
plus, étrangement et singulièrement j’ai aimé tout ce qui se résumait en ce
mot : chute. Ainsi, dans l’année, ma saison favorite, ce sont les derniers
jours alanguis de l’été, qui précèdent immédiatement l’automne, et
dans la journée l’heure où je me promène est quand le soleil se repose avant de
s’évanouir, avec des rayons de cuivre jaune sur les murs gris et de cuivre
rouge sur les carreaux. De même la littérature à laquelle mon esprit demande
une volupté triste sera la poésie agonisante des derniers moments de Rome,
tant, cependant, qu’elle ne respire aucunement l’approche rajeunissante des
Barbares et ne bégaie point le latin enfantin des premières proses chrétiennes.
Je lisais donc un de ces chers poëmes (dont les plaques de fard ont plus de
charme sur moi que l’incarnat de la jeunesse) et plongeais une main dans la
fourrure du pur animal, quand un orgue de Barbarie chanta languissamment et
mélancoliquement sous ma fenêtre. Il jouait dans la grande allée de peupliers
dont les feuilles me paraissent jaunes même au printemps, depuis que Maria a passé
là avec des cierges, une dernière fois. L’instrument des tristes, oui,
vraiment : le piano scintille, le violon ouvre à l’âme déchirée la
lumière, mais l’orgue de Barbarie, dans le crépuscule du souvenir, m’a fait
désespérément rêver. Maintenant qu’il murmurait un air joyeusement vulgaire et
qui mit la gaîté au cœur des faubourgs, un air suranné, banal : d’où vient
que sa ritournelle m’allait à l’âme et me faisait pleurer comme une ballade
romantique ? Je la savourai lentement et je ne lançai pas un sou par la
fenêtre de peur de me déranger et de m’apercevoir que l’instrument ne chantait
pas seul.
II.
à M…
Cette pendule de Saxe, qui
retarde et sonne treize heures parmi ses fleurs et ses dieux, à qui a-t-elle
été ? Pense qu’elle est venue de Saxe par les longues diligences,
autrefois.
(De singulières ombres
pendent aux vitres usées).
Et ta glace de Venise,
profonde comme une froide fontaine, en un rivage de guivres dédorées, qui s’y
est miré ? Ah ! je suis sûr que plus d’une femme a baigné dans cette
eau le péché de sa beauté : et peut-être verrais-je un fantôme nu si je
regardais longtemps. — Vilain, tu dis souvent de méchantes choses…
(Je vois des toiles
d’araignées en haut des grandes croisées).
Notre bahut encore est
très-vieux : contemple comme ce feu rougit son triste bois ; les
rideaux alanguis sont son âge, et la tapisserie des fauteuils dénués
de fard, et les anciennes gravures des murs, et toutes nos vieilleries !
Est-ce qu’il ne te semble pas, même, que les bengalis et l’oiseau bleu ont
déteint avec le temps.
(Ne songe pas aux toiles
d’araignées qui tremblent en haut des grandes croisées).
Tu aimes tout cela et voilà
pourquoi je puis vivre auprès de toi. N’as-tu pas désiré, ma sœur au regard de
jadis, qu’en un de mes poëmes apparussent ces mots « la grâce des choses
fanées ? » Les objets neufs te déplaisent ; à toi aussi, ils
font peur avec leur hardiesse criarde, et tu te sentirais le besoin de les
user, — ce qui est bien difficile à faire pour ceux qui ne goûtent pas
l’action.
Viens, ferme ton vieil
almanach allemand, que tu lis avec attention, bien qu’il ait paru il y a plus
de cent ans et que les rois qu’il annonce soient tous morts, et, sur l’antique
tapis couché, la tête appuyée parmi tes genoux charitables dans ta robe pâlie,
ô calme enfant, je te parlerai pendant des heures ; il n’y a plus de
champs et les rues sont vides, je te parlerai de nos meubles…
Tu es distraite ?
(Ces toiles d’araignées
grelottent longtemps en haut des grandes croisées).
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