LOUIS ARAGON
POUR SALUER RITSOS
En février 1949, dans la page du C.N.E. que les Lettres
Françaises publiaient alors, était présenté à nos lecteurs un poète grec,
Yannis Ritsos, avec un grand poème, Lettre à la France, traduit par M. Néoclès
Coutousis : dans un article voisin, on pouvait lire de lui cette
biographie :
Né à Monemvasie
(Laconie), en 1909, il est, depuis 1934, un des chefs de file de la jeune
poésie grecque. Ses recueils lyriques et généreux s’intitulent Tracteurs,
Pyramides, Le chant et la sœur, Symphonie Printanière, La marche de l’Océan,
Epreuve. Ritsos est un vibrant ami de la France, de ses livres, de ses messages
de progrès. Le 14 Juillet 1945, il composa une admirable Lettre à la France qui
fut déclamée alors devant 30 000 Athéniens et dont le retentissement fut
profond en France, où notamment Pierre Blanchard, en 1946, à Paris, au cours
d’une réunion franco-grecque, en fit une inoubliable lecture. Le poème, depuis,
a été reproduit dans l’anthologie des poèmes pour la paix, publiée par M Armand
Megglé. Ritsos est poitrinaire.
Le poète était alors déporté à l’île de Limnos.
Nous n’avions plus entendu parler de lui depuis ce temps là.
Voici qu’un petit livre de lui nous donne de ses nouvelles, cette Sonate au
clair de lune, qui nous parvient avec une traduction de M. Alécos Kataza, que
nous publions aujourd’hui. Le poète est maintenant à Athènes, libre. Il a quarante-neuf
ans, et sur ce texte on peut maintenant le voir grandeur nature : il faut
savoir le saluer, et le dire très haut, c’est un des plus grands et des plus
singuliers parmi les poètes d’aujourd’hui. Pour ma part, il y avait longtemps
que quelque chose ne m’avait donné comme ce chant le choc violent du génie.
Je sais : ce mot-là ne se prononce pas, ou tout au
moins il ne faut pas l’écrire. Je n’y puis rien. Je ne le retire pas.
*
De ce poème, paru en décembre 1956, le traducteur m’écrit
qu’il exprime l’impasse tragique dans laquelle sont tombés l’individualisme et
toute le civilisation bourgeoise.
J’imagine qu’il
me dit ceci, s’étant donné la peine de et l’amour de traduire, pour concilier à
ce poème le lecteur que je suis. Et je sais que l’ayant lu à des camarades,
qui avaient paut être besoin de ce commentaire pour se sentir le droit
d’admirer, et à qui j’avais omis de le transmettre, j’ai vu dans leurs yeux cet
égarement, ce trouble, des gens qui ne voient pas où on les mène. On m’a dit
que c’était obscur, difficile, et même plus fait pour une revue que pour les Lettres.
Je ne me suis pas arrêté à ces
remarques : J’ai peut être tort de faire cette confiance aux lecteurs des Lettres
françaises, mais je ne les croie pas faits pour ne lire que des poèmes d’un
seul type, portant tout au moins les références évidentes qui rendent licite
l’enthousiasme qu’on en a.
Ritsos a-t-il ou
non voulu montrer l’impasse de l’individualisme et de la civilisation
bourgeoise ? Je n’en sais rien. Je puis imaginer que l’on comprenne
cette Sonate, au clair de lune d’une telle affirmation, et elle peut bien être
fondée. Elle me rappelle et l’explication que Michelet donne du Radeau de la
Méduse, affirmant que Guéricault y a peint la France dans la nuit de la
Restauration, et l’explication par Proudhon de ce Retour de foire de Courbet,
où il voit toute l’histoire de la société sous Louis-Philippe. Ce n’est pas
aujourd’hui que les hommes marqués par la passion politique, cherchent ainsi à
lier profondément ce qu’ils admirent et ce qu’ils pensent, avec un bonheur
inégal. Justifier, justifier… Qui oserait dire que cela ne part pas d’un
sentiment louable ? J’ajouterai qu’il arrive que ce genre d’interprétation
serve le livre, tableau, poème, ou cuvette, à laquelle il faut bien voir qu’il s’applique
par une volonté émouvante du théoricien, cherchant à créer un pont entre
l’œuvre d’art et ceux qui vont passer distraitement devant elle. Mais c’est par
là surtout que ce genre d’interprétation vaut, et parfois prévaut. Il faut le
prendre comme une image poétique, ne pas trop s’attacher à la traduction qu’il
donne, et Michelet ne pouvait pas ne pas voir la France sur le Radeau, et son
image est celle d’un poète, et je salue en lui ce poète. Mais considérer directement
l’œuvre de Géricault comme « la France sous le Restauration »
est un non-sens. C’est, une fois de plus, tomber dans ce qu’on appelle, pour le
condamner, le sociologisme vulgaire.
*
Ceci dit, je voudrais simplement mettre la Sonate sur le
tourne-disque, faire autour de vous ce silence dans lequel va commencer le
chant, s’épanouir cette lumière lunaire qui n’est ni
Le clair de lune calme et beau
de Verlaine, cet éclairage pour les jets, l’eau et les
masques, ni le jeu géométrique, blanc et noir, de la musique moderne, le Pierrot
lunaire allemand.
Dans cette nuit de printemps où une femme âgée, de noir
vêtue, parle à un jeune homme…est-ce la bourgeoisie ? L’individualisme ?
Mais ce qui me saisit c’est comme par les deux fenêtres entrent avec la clarté
nocturne non point des personnages des Fêtes galantes, non les spectres de
Macbeth, non le monde irréel des fées et des elfes, mais
la cité cimenteuse et aérienne, badigeonnée de clair de lune.
L’image, ici, ce ne sont point les mots poétiques, le bazar
éprouvé des choses nobles, qui en appuie les deux volets tournants : c’est
le fauteuil défoncé dans la pièce ou les souliers aux talons tournés qu’on
porte une fois par moi chez le cireur du coin, dans la cuisine les verseuses
suspendues au mur qui brillent – comme des grands yeux ronds d’invraisemblables
poissons…
… et quand j’enlève la
tasse de la table
il reste un trou de
silence au-dessous, je mets immédiatement la main dessus
pour n’y pas regarder
– je remets la tasse à sa place…
D’où vient cette poésie ? d’où ce sens du
frisson ? où les choses telles qu’elles sont jouent le rôle des spectres,
où l’Hamlet grec est confronté, non plus avec les rois morts, le nouvel Œdipe
non plus avec le Sphinx, mais avec les objets sournoisement familiers et
… le chapeau du mort qui roule de la patère dans le sombre couloir.
Il y a, dans cette poésie, le bruit méditerranéen d’une mer
sans marée, j’y fais comme un quelconque M. de Marcellus le voyage de Grèce,
d’une Grèce qui n’est plus celle de Byron ou de Delacroix, d’une Grèce qui est
sœur de la Sicile de Pirandello et de Chirico, où la beauté n’est point des
marbres mutilés, mais d’une humanité déchirée, et le jeune homme qui vient de
quitter la vieille femme dit, c’est vrai, déboutonnant sa chemise, sur cette
poitrine puissante : la décadence d’une époque… il me fallait ces mots, il
a suffit de ces mots pour que je le voie, qu’il s’anime (ici, le commentaire du
traducteur semble se justifier, si tant est vrai que la morale d’une fable
explique la folie du fabuliste qui a fait jouer ensemble une cigogne et un
renard).
On cherche à s’expliquer les choses par analogie : et
peut-être me fallait-il parler de la Sicile, quand la Grèce se suffit, parce
qu’une nuit semblable dans un pays où je n’ai jamais mis les pieds me rassure
sur le caractère trop réel de cette nuit-ci, et mon ignorance de la Grèce non
moins parfaite que celle que j’ai de la Sicile…
Alors, parce que le mystère de la poésie, il est dans les
poètes mêmes, et qu’ici aussi il me faut comparer, comparer et toujours
comparer, je m’avise qu’il y a chez Yannis Ritsos, plus que Shakespeare ou
Eschyle, un souffle étrange et que je connais bien, un écho d’un poète secret,
dot j’ai l’intonation dans l’oreille. Et le nom de Lautréamont vient clore ce trop
long prolégomène, et c’est avec Lautréamont qu’ici j’accueillerai Ritsos, à
côté de lui que je le prierai à s’asseoir, avec sa Sonate, belle comme la
rencontre d’une machine à coudre et d’un parapluie…, parmi les poètes qui ont
le droit de rire, la nuit, au clair de lune, de ce rire bruyant, irrépressible
comme la vie.
Publié dans les Lettres
françaises (semaine su 28 février au 6 mars 1957)
Πηγή: https://moggolospolemistisvalkaniosagrotisoklonos.wordpress.com/2011/03/30/aragon-pour-saluer-ritsos/#more-1589
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